Publié le 10/07/2024 Par Christophe EL HARAKE

Et si TotalEnergies, le géant français de l’énergie, quittait la Bourse de Paris pour être coté à Wall Street ? C’est en tout ce qu’a laissé entendre son PDG, Patrick Pouyanné.
L’objectif de cet article est donc double : d’une part, explorer les raisons profondes qui pourraient motiver une telle décision et d’autre part, analyser les implications potentielles de ce mouvement pour TotalEnergies, pour les marchés financiers et pour les politiques énergétiques et environnementales en Europe et aux États-Unis. 

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TotalEnergies SE, l’un des principaux acteurs mondiaux du secteur énergétique, est une entreprise française qui opère dans plus de 130 pays. Historiquement centrée sur l’exploitation pétrolière et gazière, la société a entamé ces dernières années une transition notable vers les énergies renouvelables, reflétant ainsi les changements globaux du secteur énergétique. Ce géant de l’énergie, anciennement connu sous le nom de Total, a su se positionner comme un leader incontournable en matière d’innovation et de développement durable.

Récemment, Patrick Pouyanné, le PDG de TotalEnergies, a évoqué la possibilité de déplacer la cotation principale de l’entreprise de la Bourse de Paris à Wall Street. Cette déclaration a non seulement surpris les marchés mais aussi suscité un vif débat sur les motivations et les conséquences d’un tel changement.

Pourquoi en effet un tel géant industriel envisagerait de quitter le cadre boursier européen, traditionnellement robuste, pour s’aventurer sur les marchés de capitaux américains, réputés pour leur profondeur et leur dynamisme ? Parce que mesurée en dollars, la différence de valorisation entre les marchés européens et américains représente des dizaines de milliards. Une réalité qui pousse l’entreprise à envisager sérieusement cette option.

Les disparités de valorisation entre les marchés européens et américains

Le paysage financier global révèle souvent des disparités notables dans la valorisation des entreprises, particulièrement marquées entre les marchés européens et américains. Ces différences sont notamment évidentes dans le secteur de l’énergie où les entreprises européennes tendent à être valorisées moins favorablement que leurs homologues américaines. Plusieurs facteurs contribuent à cette situation, parmi lesquelles :

  • Les perspectives de croissance ;
  • Les réglementations environnementales plus strictes en Europe ;
  • Et les dynamiques de marché spécifiques qui favorisent une valorisation plus élevée des entreprises aux États-Unis.

Pour TotalEnergies, cette réalité se traduit par une différence significative en termes de capitalisation boursière. Selon les analyses de Bloomberg, si TotalEnergies était évaluée selon les multiples de bénéfices appliqués aux grandes compagnies pétrolières américaines, sa capitalisation boursière actuelle de 160 milliards d’euros (environ 172 milliards de dollars) pourrait théoriquement augmenter de 115 milliards de dollars. Soit une hausse substantielle qui modifierait radicalement la perception de la valeur de l’entreprise sur les marchés financiers.

Cette perspective d’une valorisation accrue aux États-Unis est d’autant plus attrayante pour TotalEnergies que le marché boursier américain est reconnu pour son volume élevé de transactions et sa liquidité, offrant ainsi un environnement plus favorable pour attirer des investisseurs diversifiés et de grande envergure. Ce potentiel d’appréciation substantielle constitue un argument puissant pour envisager un transfert de la cotation boursière de Paris à New York. Et ce, d’autant plus que l’on se trouve dans un contexte où les investisseurs européens sont de plus en plus influencés par les critères ESG, ce qui pourrait alors limiter la valorisation des entreprises engagées dans les énergies fossiles.

Pressions ESG et régulations européennes

Le concept ESG (Environnemental, Social et Gouvernance) gagne en importance et influence de manière croissante les décisions d’investissement sur les marchés mondiaux, à commencer par l’Europe. Ces critères visent à évaluer dans quelle mesure les entreprises tiennent compte des impacts environnementaux, sociaux et de gouvernance dans leur gestion et stratégie. Pour les investisseurs, intégrer les facteurs ESG devient essentiel, non seulement pour des raisons éthiques ou réglementaires, mais aussi parce que de nombreuses études mettent en avant le lien qui existe entre une bonne performance ESG et une performance financière solide à long terme.

En Europe, et notamment en France, les régulations autour des stratégies d’investissements ESG se sont renforcées. Le gouvernement français a proposé des règles visant à intensifier les exigences pour que les fonds puissent bénéficier d’un label ESG national. Parmi ces nouvelles réglementations, l’une des plus marquantes est celle qui pourrait contraindre les fonds à exclure de leurs investissements les entreprises du secteur des énergies fossiles qui continuent à étendre leur production. Cette initiative reflète une volonté de réduire progressivement le soutien financier aux industries jugées nuisibles pour l’environnement, alignant ainsi les pratiques d’investissement avec les objectifs climatiques du pays.

Un exemple significatif de l’impact de ces nouvelles réglementations est celui de BNP Paribas Asset Management. Cette branche de gestion d’actifs de la banque française BNP Paribas a été directement touchée par les règles ESG renforcées. Laurence Pessez, directrice de la Responsabilité sociale d’entreprise chez BNP Paribas, a signalé lors d’une audience au Sénat que, pour maintenir les labels ESG, la banque devrait potentiellement réduire ses participations dans les entreprises de secteurs comme celui du pétrole et du gaz, ce qui inclut des compagnies telles que TotalEnergies. Ces contraintes représentent un défi notable pour les entreprises énergétiques traditionnelles qui sont, par nature, largement impliquées dans la production de combustibles fossiles.

Ces pressions réglementaires et l’orientation croissante des fonds d’investissement vers des critères ESG stricts pourraient donc inciter des entreprises comme TotalEnergies à rechercher des marchés boursiers sur lesquels les critères d’investissement sont moins influencés par ces considérations, comme aux États-Unis. Voilà pourquoi ce décalage dans les attentes et les exigences des investisseurs entre les deux continents pourrait devenir l’un des catalyseurs clés incitant TotalEnergies à envisager un transfert de sa cotation boursière à Wall Street.

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Ancienne directrice du Crédit Mutuel Asset Management, elle a récemment partagé ses précieuses perspectives sur la situation de TotalEnergies en tant qu’invitée de Meritis.

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Comparaison des stratégies de croissance : Europe vs États-Unis

Les compagnies énergétiques en Europe et aux États-Unis suivent des trajectoires stratégiques marquées par des divergences significatives, reflétant des contextes réglementaires, économiques et sociaux distincts. En Europe, des géants comme TotalEnergies, Shell Plc et BP Plc s’orientent de plus en plus vers la diversification de leurs portefeuilles énergétiques en incluant des sources renouvelables.

Cette transition vers des énergies moins polluantes est largement influencée par des politiques strictes en matière de changement climatique, des pressions sociétales fortes vis-à-vis de pratiques plus durables, et des attentes croissantes des investisseurs en termes de conformité aux critères ESG.

A contrario, aux États-Unis, les grandes entreprises du secteur comme Exxon Mobil Corp. et Chevron Corp. continuent de privilégier une expansion agressive de leur activité dans les hydrocarbures. Ces compagnies capitalisent sur des politiques réglementaires généralement plus favorables aux énergies fossiles et un marché où l’appétit pour les investissements dans le secteur traditionnel du pétrole et du gaz reste robuste. Leurs stratégies comprennent des acquisitions majeures et une augmentation de la production, cherchant à maximiser les rendements à court terme face à une demande globale encore forte pour le pétrole et le gaz.

Ces approches divergentes ont des implications directes sur les rendements et l’attrait pour les investisseurs. Les entreprises européennes, en s’engageant dans les énergies renouvelables, s’exposent à des risques de rendements potentiellement inférieurs lors des périodes de prix élevés du pétrole brut. La raison : les projets d’énergies renouvelables tendent à offrir des marges plus faibles et des retours sur investissement plus lents. Cette situation peut par conséquent rendre les stocks européens moins attractifs pour les investisseurs cherchant des gains rapides et substantiels. Et plus spécifiquement dans un contexte où les investisseurs américains peuvent obtenir de meilleurs rendements sur le marché intérieur grâce à une stratégie centrée sur les hydrocarbures.

En conséquence, la valorisation des compagnies énergétiques européennes sur les marchés boursiers tend à être pénalisée en comparaison avec leurs homologues américaines qui bénéficient d’une perception de stabilité et de croissance économique plus forte. Pour les investisseurs, le choix peut alors pencher en faveur des entreprises américaines qui semblent mieux positionnées pour capitaliser sur les dynamiques actuelles du marché énergétique global.

Ce différentiel stratégique souligne non seulement les défis auxquels les entreprises européennes doivent faire face dans un marché mondialisé, mais aussi les décisions stratégiques que doivent prendre des entreprises comme TotalEnergies en termes de positionnement boursier et de gestion des attentes des investisseurs.

Problématiques plus larges du marché des capitaux européens

Le marché des capitaux en Europe fait face à des défis structurels significatifs, notamment un manque de profondeur comparé à celui des États-Unis. Cette situation affecte directement la capacité des entreprises européennes à lever des capitaux et à attirer des investissements à grande échelle, surtout dans des secteurs nécessitant d’importants financements tels que l’énergie.

Manque de profondeur des marchés de capitaux en Europe

Les marchés de capitaux européens souffrent d’une fragmentation due à la diversité des régulations et des pratiques boursières à travers les différents États membres de l’Union Européenne. Cette situation est exacerbée par l’absence relative de fonds de pension et d’investisseurs institutionnels à grande échelle, contrairement aux États-Unis où de tels acteurs dominent les marchés financiers. En Europe, les investisseurs institutionnels sont souvent plus dispersés et les capitaux disponibles pour les investissements à long terme sont moins abondants.

Base des actionnaires institutionnels de TotalEnergies et prédominance des investisseurs américains

Pour TotalEnergies, ces limites structurelles se reflètent dans la composition de sa base d’actionnaires. En effet, bien que la société soit ancrée en France, près de 47% de ses actionnaires institutionnels sont Américains, contre seulement 18% qui sont Français. Cette disproportion indique non seulement la confiance des investisseurs américains dans le potentiel de TotalEnergies, mais aussi la capacité du marché américain à fournir un soutien financier substantiel. Une double réalité qui renforce l’attrait de la bourse de New York comme alternative potentiellement plus lucrative pour la cotation de ses actions.

Perspective d’un gestionnaire de fonds d’AXA IM

Gilles Guibout, gestionnaire de fonds chez AXA Investment Managers, souligne l’importance de ne pas se focaliser uniquement sur les aspects ESG lors de l’évaluation des marchés de capitaux. Selon lui, les défis auxquels sont confrontés les marchés européens sont bien plus complexes et ne se limitent pas uniquement aux contraintes réglementaires ou environnementales.

Il est crucial de comprendre que le manque de profondeur des marchés de capitaux en Europe peut entraver sérieusement la capacité des entreprises à se financer efficacement, limitant ainsi leur croissance et leur compétitivité sur la scène mondiale.

Ces problématiques mettent en lumière les obstacles structurels auxquels les marchés européens doivent faire face, et pourquoi des entreprises comme TotalEnergies pourraient envisager de migrer leur cotation vers des marchés plus profonds comme ceux des États-Unis. La nécessité d’attirer des investissements substantiels et de bénéficier de valorisations boursières attractives pourrait justifier une telle démarche, en dépit des implications politiques et économiques pour l’Europe.

Implications politiques et économiques

La possibilité que TotalEnergies déplace sa cotation principale de la Bourse de Paris à Wall Street a suscité une réaction immédiate et significative de la part des responsables politiques français, mettant en lumière les enjeux économiques et symboliques de cette éventualité.

Impact de TotalEnergies sur le CAC 40

TotalEnergies joue un rôle crucial dans la composition et la performance du CAC 40, l’indice principal des actions françaises. En tant que l’une des plus grandes capitalisations boursières de l’indice, TotalEnergies contribue significativement à la pondération globale du CAC 40 et à sa performance. Son départ potentiel de la Bourse de Paris pourrait donc entraîner des répercussions immédiates sur l’indice, notamment en réduisant sa capitalisation globale et en modifiant la répartition sectorielle de cet indice. Ce changement pourrait alors engendrer une volatilité accrue et une possible réévaluation des actifs au sein

Réactions des politiques français

Emmanuel Macron lui-même a contacté Patrick Pouyanné. Le ministre français des Finances, Bruno Le Maire, a également exprimé publiquement son désaccord face à l’idée d’une telle migration boursière pour une entreprise considérée comme un champion national. Il a souligné l’importance de retenir les grandes entreprises en France pour soutenir l’économie nationale et maintenir la souveraineté économique du pays. Bruno Le Maire a mis en avant les efforts du gouvernement pour améliorer l’attractivité du marché boursier français, notamment à travers la création d’une union des marchés de capitaux en Europe. Cette initiative vise à renforcer les marchés de capitaux de l’Union européenne pour les rendre aussi compétitifs que ceux des États-Unis, facilitant ainsi la levée de capitaux importants, entre autres pour les activités liées à la transition énergétique.

Les enjeux pour le marché boursier européen

La perspective de voir TotalEnergies quitter le marché boursier parisien est alarmante pour l’écosystème financier européen. Elle soulève en effet des questions sur la capacité des marchés de capitaux européens à retenir leurs plus grandes entreprises, et ce alors que les émissions de nouvelles actions et les opérations financières sont de plus en plus centralisées vers des marchés plus liquides et plus vastes comme celui des États-Unis. La perte d’une entreprise majeure comme TotalEnergies pourrait déclencher un effet domino, incitant d’autres grandes entreprises à envisager des délocalisations similaires, ce qui affaiblirait davantage la position des marchés européens.

Efforts pour retenir les grandes entreprises comme TotalEnergies

En réponse à ces défis, le gouvernement français et les autorités européennes multiplient les initiatives pour améliorer la compétitivité de leur marché boursier. Cela comprend des mesures réglementaires et fiscales destinées à rendre les marchés plus attractifs pour les investisseurs institutionnels et étrangers.

Cependant, ces efforts doivent être équilibrés avec les impératifs de régulations environnementales et sociales qui influencent également la décision des entreprises sur leur lieu de cotation.

Les implications de la potentielle migration de TotalEnergies vers Wall Street révèlent un conflit central entre les aspirations économiques et environnementales de l’Europe. Elles soulignent également l’urgence pour l’Europe de renforcer ses infrastructures de marché afin de ne pas perdre ses géants industriels au profit de marchés étrangers perçus comme plus favorables.

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Conclusion

La possible migration de TotalEnergies de la Bourse de Paris à New York soulève des questions fondamentales sur les dynamiques des marchés de capitaux globaux et les défis spécifiques auxquels l’Europe est confrontée. Cette réflexion nous a permis d’identifier plusieurs raisons principales qui pourraient motiver cette décision stratégique, parmi lesquelles :

  • Les différences de valorisation entre les marchés européens et américains ;
  • La pression croissante des critères ESG en Europe ;
  • Et la recherche d’un environnement boursier offrant plus de liquidité et une meilleure valorisation des actifs.

Les principales raisons de la migration

Si l’on compte plusieurs raisons qui pourraient pousser TotalEnergies à quitter la Bourse de Paris pour Wall Street, trois principales ressortent néanmoins :

  1. Disparités de valorisation : les entreprises européennes, spécialement dans le secteur de l’énergie, sont souvent sous-évaluées comparativement à leurs homologues américaines, ce qui rend le marché américain nettement plus attractif pour TotalEnergies.
  2. Pressions ESG : les régulations européennes strictes en matière d’ESG limitent les options d’investissement dans les secteurs traditionnels comme celui des énergies fossiles, ce qui pourrait pousser TotalEnergies à rechercher des marchés où les contraintes sont moins sévères.
  3. Prédominance des investisseurs américains : la forte présence d’investisseurs institutionnels américains dans le capital de TotalEnergies suggère que la société pourrait bénéficier d’une cotation aux États-Unis où ses principaux actionnaires sont basés.

Implications pour les marchés de capitaux européens

Le cas de TotalEnergies met en lumière les défis structurels des marchés de capitaux européens, notamment leur incapacité relative à offrir des conditions optimales pour les grandes entreprises cherchant à maximiser leur valorisation et à attirer des investissements substantiels. La fragmentation des marchés, les régulations strictes et la relative faiblesse des fonds de pension sont des facteurs qui pourraient inciter d’autres entreprises à suivre l’exemple de TotalEnergies.

Réflexion sur l’avenir

L’Europe doit envisager des réformes significatives pour rendre ses marchés de capitaux plus compétitifs. Cela implique non seulement des ajustements réglementaires pour alléger les contraintes sur les entreprises, mais aussi des initiatives pour consolider les marchés et augmenter leur liquidité. Si ces étapes ne sont pas entreprises, l’Europe risque de voir une érosion continue de sa base industrielle et de sa souveraineté économique, avec des conséquences potentiellement profondes sur sa stabilité économique et son influence globale.

En conclusion, la décision de Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, de considérer un déménagement de sa cotation principale aux États-Unis est un signal d’alarme pour les décideurs européens, les incitant à repenser et à revitaliser les structures de marché pour soutenir et retenir ses champions économiques.

👁‍🗨 Pour en savoir plus sur l’importance des critères ESG et leur impact sur la finance moderne, consultez notre article L’ESG ou l’avenir de la finance ?

Sources :

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Auteur

Christophe EL HARAKE

Titulaire d'un Master 2 en Finance de marché à l'Université Paris Dauphine, Christophe est passionné par les marchés financiers. Son objectif ? Rendre la finance accessible à tous ceux qui s’y intéressent, qu’ils disposent ou non de connaissances préalables, et favoriser l’éducation financière des individus.